lire le livre Les figures de la passion

Il a fallu la barbarie de ce siècle pour que soient anéantis des millions d'hommes, de femmes et d'enfants. Il a fallu cette barbarie pour vouloir les effacer de cette terre afin que rien ne puisse témoigner contre les bourreaux. Il a fallu cette perversion totale de l'humain pour que soit à ce point interdit le deuil aux survivants. Alors peut-être, en cette fin de siècle, devant ce gouffre béant que rien ne pourra, fermer, ce néant construit par des hommes pour d'autres hommes, sommes-nous plus sensibles encore à ces Mises au Tombeau essaimées en France de Chaource à Moissac, de Carennac à Salers... C'est le plus bel hommage de l'homme à l'homme, l'un des premiers signes d'humanité et l'un des plus sacrés : Antigone contre Créon, la raison de l'homme contre la raison d'Etat. C'est le dernier geste de tendresse et parfois le premier geste de pitié : un homme a été mis à mort; d'autres hommes ont disposé de sa vie au nom d'une certaine justice ou de l'ordre établi et son corps est restitué à ceux qui le pleurent, pour qu'ils le rendent, à leur tour, à la terre. La vierge est là, soutenue par Jean. Il vient de recevoir de l'ami qu'il a accompagné jusqu'au gibet la mission de veiller sa mère. Il ne peut en cet instant que la soutenir, l'entourer de ses bras pour qu'elle mesure dans ce corps à corps qu'elle n'est pas seule, que d'autres souffrent avec elle qui ont pu croire un moment que les temps heureux du Messie étaient advenus. Dans cet ultime adieu, dans ce dernier devoir rendu au Maître, trois autres femmes sont présentes : les trois Maries, les Saintes femmes. Elles étaient au pied de la Croix, elles reviendront au lendemain du sabbat pour embaumer le corps. Elles ne trouveront qu'un linceul. Mais au seuil du tombeau un homme aux vêtements blanc leur dira "Il n'est plus là". Il fallait rester fidèle à cette contemplation silencieuse qui s'impose d'elle-même. Ne rien brusquer, ne rien imposer. (...)